En vivant soixante jours à plus de 6 700 mètres,
le jeune médecin voulait prouver que l'homme développe avec l'accoutumance
une sorte de "super-acclimatement". Mais, dans l'Himalaya, il est allé trop
loin.
Il fait un temps sublime, ce dimanche
15 octobre 1978, lorsque, un peu avant 14 heures, Nicolas Jaeger et Jean
Afanassieff arrivent au sommet de l'Everest. Pas un souffle de vent, pas
un nuage sur des centaines de kilomètres d'horizon. Un temps à tomber le
masque à oxygène et à bavarder, tête nue, doudoune orange ouverte, sur le
Toit du monde.
Un temps à griller une cigarette à 8 850 mètres d'altitude.
Bientôt, Pierre Mazeaud, le chef de l'expédition, arrive avec le cinéaste
autrichien Kurt Diemberger. C'est la première ascension française de l'Everest,
Mazeaud, en direct à la radio parle "aux Français de France". Nicolas
Jaeger fête l'événement à sa façon, allumant une Gitane sans filtre. Première
cigarette sur le toit du monde. Et bientôt une seconde, l'occasion est si
rare ! "Quelle honte, mais quel plaisir", écrira-t-il.
Nicolas Jaeger fume depuis l'âge de 17 ans. Il est médecin. C'est un alpiniste rigoureux et brillant, "l'un des deux ou trois meilleurs de sa génération", aura
bientôt l'occasion d'écrire la revue du Club alpin. Ceux qui connaissent
ses performances se demandent ce qu'il fait là. En 1978, vingt-cinq ans après
la première d'Hillary et Tenzing, l'ascension de l'Everest n'est pas encore
banale. Mais cette expédition lourde, avec ses camps d'altitude, sa cohorte
de sherpas, ses bouteilles d'oxygène, est aux antipodes de sa conception
de l'alpinisme. Nicolas Jaeger, sorti major de sa promotion de guides en
1975, est l'un des acteurs et théoriciens de ce qu'il appelle le " super-alpinisme". Comme Jean Afanassieff, il est d'une génération qui va oser aborder l'Himalaya avec les moyens de l'alpinisme classique, "en style alpin."
Pourquoi l'Everest ? Nicolas, esprit synthétique, a comme souvent, une réponse mûrement réfléchie, avec "trois raisons". "La
première est que proposer à un alpiniste de gravir l'Everest, c'est proposer
à un acteur de jouer Shakespeare, cela ne se refuse pas." La seconde, c'est que ce coup de pub, relayé par TF1 et France Inter, sera utile pour ce qu'il prépare. La troisième : "Mon intérêt pour la physiologie et la médecine de haute altitude."
Médecin de l'expédition, Nicolas Jaeger a soumis tous les membres, alpinistes
et journalistes, à une batterie de tests. Il s'est regardé au sommet, sans
masque à oxygène "pendant cent minutes". Il observe de près les
réactions des uns et des autres, tente de comprendre pourquoi celui-ci a
perdu 18 kilos et celui-là (qui n'est autre que lui-même) est tellement en
forme qu'on lui trouve des symptômes de surentraînement.
Nicolas Jaeger a un grand projet. Il veut passer au moins deux mois, seul,
en très haute altitude. Il se soumettra à des expériences, ce sera le sujet
de sa thèse de médecine. Et si sa petite idée sur le "super-acclimatement"
se révèle exacte, ça sera une bonne préparation pour le grand coup qu'il
entend frapper en Himalaya. Il a déjà choisi le lieu et la date. Ce sera
l'été suivant, dans les Andes, où il vient de faire, en deux saisons, une
moisson de premières, toujours en solitaire.
L'été 1979, Nicolas Jaeger plante sa tente sous le sommet du Huascaran
(6 768 m), point culminant du Pérou. Soixante jours, soixante paquets de
Gitanes. Il espérait s'arrêter là-haut mais n'y est pas arrivé. Chaque jour,
du 27 juillet au 27 septembre, Jaeger noircit quelques pages de cahier. "Le
sac de couchage roulé derrière mon dos fait office de dossier, les chaussons
en duvet me tiennent chaud aux pieds. Le vélum en soie formant double toit
à l'intérieur de la tente lui donne un air intime." Le livre s'appelle Carnets de solitude - "entièrement écrit à 6 700 mètres d'altitude".
C'est un curieux va-et-vient entre le quotidien et le général. Un journal
de bord traduisant la monotonie du séjour : lectures, vent, cassettes de
Bach ou de Brassens - à doses homéopathiques pour économiser les piles du
magnéto -, tests médicaux, un peu froid au pieds sur la fin du séjour, lorsque
la météo se gâte et qu'il faut peller chaque jour la neige qui menace d'ensevelir
la tente. Le tout est émaillé de considérations sur le monde en général et
l'alpinisme en particulier, avec des citations retranscrites de mémoire :
des alpinistes anglais dans le texte, Hermann Hesse, et surtout Camus : "La lutte vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux."
Nicolas Jaeger s'y révèle par petites touches : aimant sa solitude
de vieux garçon un peu maniaque, se photographiant dans la tente toujours
impeccablement rangée, et très idéaliste. "L'héroïsme, écrit-il, c'est de prendre le métro tous les matins." L'an
prochain, il sera médecin du monde, ou partira vivre sur un bateau avec sa
femme et ses deux filles. Il y a une chose que Nicolas Jaeger ne raconte
pas du tout, ce sont les effets de l'altitude. Il vit à 6 700 comme au camping.
Il assiste les alpinistes qui arrivent déconfits au sommet. Ses symptômes
à lui ? RAS. "Sommeil excellent sans le moindre somnifère, appétit convenable,
pas de fonte musculaire, tests psychométriques sans changement, amaigrissement
presque nul..." Pas de nausées, une seule migraine. Pas pris un médicament de tout le séjour. Pas un mot sur le mal des montagnes. Jaeger se "creuse la tête" et propose une "interprétation raisonnable": dans les trois années précédentes, il a vécu plus de six mois au-dessus de 4 000 mètres et aurait acquis "une sorte de super-acclimatement".
Comme si ce qu'il voulait prouver avec cette expérience, c'est qu'il est
en altitude comme un poisson dans l'eau. Fin prêt pour son projet de l'été
prochain.
Abandonnons un instant ce cobaye d'exception pour décrire les effets de
l'altitude sur le commun des mortels. La racine du problème, c'est que la
pression diminue avec l'altitude. Il y a presque moitié moins d'air au sommet
du Mont-Blanc qu'au niveau de la mer et un tiers seulement au sommet de l'Everest.
L'oxygène, 21 % du total, suit la même courbe. "On respire plus d'oxygène au bord du périphérique que sur une piste de ski",
résume Jean-Paul Richalet, professeur à l'hôpital Avicenne de Bobigny. Le
physiologiste est un des meilleurs connaisseurs du monde de la haute altitude.
En 1991, il a passé trois semaines avec dix volontaires et 2 tonnes de matériel
médical au sommet du Sajama (6 542 m), au Mexique. L'organisme, explique-t-il,
détecte le manque d'oxygène (l'hypoxie) et réagit en plusieurs étapes. Dans
une première phase "blanche" de quelques heures, la respiration et le rythme cardiaque s'accélèrent, mais il n'y a aucun symptôme. "Vous
montez en téléphérique à l'Aiguille du Midi, à 3800, vous êtes essoufflé
mais vous ne restez pas assez longtemps pour avoir mal au crâne." Dans
une seconde phase, dite d'"acclimatation", l'organisme s'adapte à l'hypoxie.
Les signes de mal des montagnes (ou MAM), nausées et migraines violentes,
insomnie, perte d'appétit, apparaissent. "La moitié des candidats au Mont-Blanc abandonnent à cause de ces troubles." La moelle osseuse se met à produire des globules rouges pour mieux capter et transporter l'oxygène raréfié.
Les symptômes du MAM, s'ils persistent, peuvent annoncer l'une de ses
deux complications graves, l'œdème pulmonaire et l'œdème cérébral de haute
altitude. Tous ceux qui ont fait un trek au Népal connaissent aujourd'hui
les règles simples qui permettent d'entendre ces signaux d'alerte : ne pas
monter de plus de 400 mètres d'une nuit à l'autre, à partir de 3 000 mètres
d'altitude ; stopper la progression si les signes sont trop violents ; redescendre
d'urgence s'ils persistent. Les caissons gonflables de recompression, aujourd'hui
utilisés par la plupart des expéditions, permettent de simuler une descente
de 2000 mètres et de requinquer le malade pour qu'il puisse descendre par
ses propres moyens.
Passé cette phase pénible, on entre dans l'"acclimatement". Les performances
ont sensiblement baissé, mais l'organisme est adapté à l'altitude. Jusqu'à
la phase de "dégradation", c'est-à-dire que pendant quelques heures (au-delà
de 8 500) ou quelques semaines (entre 5 000 et 7 000), on est fin prêt pour
les grandes ascensions. Le pari de Nicolas Jaeger, c'est que cette phase
pouvait devenir une sorte de seconde nature, la botte secrète du super-alpiniste.
Pour optimiser l'acclimatation, le professeur Richalet a établi un "profil
type" d'ascension. En 1997, à Marseille, il a conduit sept "altinautes" en
un mois à 8 850 mètres d'altitude, dans un caisson de la Comex : "Du
point de vue physiologique, huit personnes sur dix peuvent aller au sommet
de l'Everest. La haute altitude est le seul environnement extrême pour lequel
l'organisme est capable de développer des mécanismes très efficaces d'adaptation
physiologique."
Cette adaptation peut-elle être durable, génétique ? Cette piste laisse
le scientifique prudent. Les lamas, les yacks ou les oies cendrées qui volent
à 8 000 ont une hémoglobine particulière, capable de transporter davantage
d'oxygène. Mais chez l'homme, estime Richalet, on n'a réussi à l'identifier
avec certitude que chez... le fœtus. "L'embryon est un alpiniste vivant à 7 000 mètres d'altitude... et en apesanteur, risque-t-il.
Quel bonheur, mais quel stress ! L'instant de la naissance, lorsque l'air
arrive dans les alvéoles pulmonaires, est comme une brutale descente au niveau
de la mer."
Nicolas Jaeger a prouvé qu'on peut vivre deux mois à 6 700 mètres d'altitude,
ce qui est loin d'être négligeable. Cette expérience originale a laissé peu
de traces scientifiques, mais un témoin a été passé : "J'avais rencontré Jaeger au moment de sa thèse, se souvient Jean-Paul Richalet. C'est lui qui nous a donné l'idée de notre première expérience médicale en altitude, en 1981 au Népal."
En février 1980, le docteur Jaeger repart pour l'Himalaya. La face sud
du Lhotse (8 516 m), juste à côté de l'Everest est son objectif - son rival
Reinhold Messner l'a qualifiée de "problème pour l'an 2000". Il veut la gravir à sa manière : seul, sans oxygène, sans l'aide de sherpas. "Il avait 34 ans, il en paraissait 50", dit sa mère, la photographe Janine Niepce. La montagne, sans laquelle il ne pouvait pas vivre, ne l'a pas épargné.
Dans les Carnets de solitude, quand il parlait de "l'alpinisme de l'an 2000", il citait Ibsen : "Est-il vraiment utile de tenter le possible ?"
Le 19 avril, Jaeger monte une première fois jusqu'à 6 500 pour s'acclimater.
De retour au camp de base, il note dans son journal : "Risques énormes. Avalanches fréquentes que l'on ne voit pas arriver."
Il se rabat sur un itinéraire moins exposé. Une semaine plus tard, avant
son départ pour le sommet, un cinéaste américain enregistre une dernière
interview. Dans un anglais parfait, d'une voix calme et assurée, Jaeger raconte
les cinq mois qu'il vient de passer en France, son plaisir à être auprès
de sa femme et de ses filles, à boire du bourgogne. Il dit que sa passion,
son ambition, lui font mettre la barre toujours plus haut. Il a conscience
de la difficulté de ce qu'il entreprend et sait qu'il doit être de retour
dans dix jours, quinze au grand maximum. "Dans deux semaines, dit-il face à la caméra, je saurai si j'ai eu raison d'avoir confiance."
L'interview s'achève par ces mots : "Lorsque vous avez été pendant
de nombreuses années en montagne, vous pouvez finir par oublier que ce n'est
pas un monde pour l'homme. Chaque jour, je dois me souvenir que ce n'est
pas un monde pour l'homme. C'est la seule façon sûre de l'aborder. Sinon, ajoute le médecin, qui a surveillé des matches de boxe amateur en banlieue, c'est comme quand un boxeur baisse sa garde, ça peut s'arrêter très vite."
Le 27 avril 1980, Nicolas Jaeger a été filmé pour la dernière fois au
téléobjectif, à 8 200 mètres d'altitude. En deux jours, il avait escaladé
2 500 mètres de paroi. Il s'est arrêté, a enfilé un blouson, a peut-être
grillé une Gitane. Puis il a disparu dans les nuages. A sa mère, avant le
départ, il avait dit : " Tu sais, si je disparais au-delà de 8 000, ce ne sera pas la peine de venir me chercher."
Le professeur Richalet suit depuis vingt ans la préparation des grands
alpinistes français partant pour l'Himalaya. Beaucoup, comme Nicolas Jaeger,
ne sont pas revenus. Sa conclusion est sans appel : "Le cerveau ne supporte
pas le manque d'oxygène, l'hypoxie provoque des erreurs de jugement. Le problème,
c'est qu'en haute altitude les erreurs sont presque toujours fatales."
Charlie Buffet
Bibliographie : Nicolas Jaeger,Carnets de solitude (Denoël, 1979).